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L'élève est une personne

Stella Baruk

Le billet d'humeur de Stella Baruk. Les mathématiques sont une discipline, par essence, profondément égalitaire. L'objectif principal de l'enseignant en mathématiques doit rester la transmission du sens.

Il arrive, par les temps qui courent, que l’on soit soufflée, voire souffletée, par un bout de phrase qui il y a peu, serait passé totalement inaperçu. Après avoir cité Blaise Pascal pour la distinction, on ne peut plus « popularisée », qu’il fait entre l’« esprit de géométrie » et l’« esprit de finesse », Paul Valéry poursuit, en regrettant l’abîme que son succès créa entre « l’une et l’autre manière de développer ce qu’on a d’esprit. Des conséquences, même sociales, s’ensuivirent, dont quelques-unes assez fâcheuses, dans l’enseignement et la distribution des jeunes hommes aux diverses carrières »(1).

Des conséquences assez fâcheuses… pour qui ? Les jeunes hommes ? Et les jeunes filles ? Où sont-elles ? Au-delà d’une Histoire qui nous propose la chronologie effarante de l’accès des filles aux études, puis des jeunes filles aux études supérieures, ces propos datant de trois petits quarts de siècle révèlent, sans l’avoir voulu en aucune façon, combien sont encore absentes les jeunes femmes non seulement de « diverses carrières » requérant quelque esprit que ce soit, mais de l’éventualité même qu’elles pourraient les embrasser. 

Le chemin parcouru depuis renvoie les longs siècles d’aveuglement et/ou de surdité de toute une société à l’égard de sa moitié au rang d’une préhistoire tragi-comique quand on la parsème de quelques citations sur les capacités dont sont pourvues ou dépourvues les femmes, ou sur le souci qu’on a eu de les préserver de tout enlaidissement, ou perte de leur féminité si elles devaient être confrontées à la « brutalité » des études. Il n’empêche que les poids respectifs de quelques siècles d’accès au savoir pour le « genre » féminin contre quelques millénaires pour le masculin ne peuvent encore vraiment s’équilibrer sans que de nouveaux combats soient menés. 

Mais pour autant, cet accès au savoir est-il aujourd’hui réellement menacé pour les filles comme il l’a été, en particulier en mathématiques ? Pour qui les enseigne, n’en fait-on pas trop, partout et tout le temps, à rappeler des discriminations, des différences, à citer des statistiques, à éplucher des conduites ? N’en arrivera-t-on pas à obtenir le contraire, à inverser les stéréotypes, à rigidifier les nouveaux rôles, à paralyser la spontanéité des uns et des autres, à prescrire aux filles de ne plus se comporter comme des filles mais comme… comme qui ? Comme des garçons ? 

Un immense chantier quasi planétaire est ouvert pour faire en sorte que les filles ne souffrent plus d’être des filles. On peut s’en assurer en consultant les 56 pages du programme Hypatia — lui, européen — . On y rencontre entre autres suggestions la proposition d’un « atelier de formation des enseignant.e.s [qui] a pour objet de les sensibiliser à l’égalité des sexes dans l’enseignement des sciences et des technologies ». Plus loin : «  Au cours de cet atelier, les participant.e.s (enseignant.e.s, formateur.rice.s des enseignant.e.s, 
futur.e.s enseignant.e.s) réfléchissent à la place qu’occupe 
le genre dans leur propre pratique enseignante ». Et encore : « Un ensemble de 4 à 5 exercices destinés aux élèves, extraits de manuels scolaires est distribué aux participant.e.s, qui sont ensuite invités à se répartir en groupes (mixtes) pour examiner s’ils estiment que ces exercices sont inclusifs ou exclusifs du point de vue du sexe et du genre. Les participant.e.s sont invités à discuter des points forts et faibles des différents exercices et à examiner comment les améliorer (pour les rendre plus inclusifs du point de vue du sexe et du genre). »

Mais tout ce temps passé à scruter un article ou un adjectif, ou une maman qui fait les courses ― s’il en reste encore, car remplacée depuis au moins une décennie par un très « moderne » papa ― feront-ils « trouver » aux enfants s’il faut additionner, soustraire ou multiplier, feront-ils avancer la cause des mathématiques ? 

Enseigner les mathématiques, c’est essayer de transmettre un savoir qui n’a rien d’immédiat pour personne. Transmettre ce savoir, c’est essayer de le donner à comprendre, à l’apprécier dans sa spécificité, dans sa singularité. Par exemple, et puisqu’ils sont de saison, voici un petit énoncé avec des vecteurs. 

Soit ABCD un parallélogramme. On considère les points E et F définis par  et 

Montrer que les points B, C, et F sont alignés. 

C’est tout. Alors, esprit de géométrie, ou esprit de finesse ? Ce nom de « finesse » n’est pas des plus heureux poursuivait Valéry, ajoutant : « Je ne sais rien de plus délié que telles distinctions ou tels raisonnements mathématiques ». Distinctions et raisonnement déliés en effet, qui sont, en mathématiques, comme le dit plus loin encore Valéry, tout à la fois de géométrie et de finesse ; appréciation qui nous consolerait de son oubli des jeunes filles dans  le champ du visible. 

Qu’est-ce qui, à partir de ces deux lignes d’énoncé, distinguerait les lecture et figure qu’en feraient fille ou garçon ? Le sens de l’orientation ? Des vecteurs pris à rebrousse-poil ? On peut redouter que, s’emparant de cet exercice donné dans une classe pour en faire un objet de science sur les différences filles/garçons, des testeur.trice.s scrutent le genre de qui prend une règle pour montrer que c’est bien vrai ça, B,C, F sont bien alignés, que d’autres se demandent comment on peut prendre le 1/3 ou les 3/2 de longueurs inconnues, d’autres enfin qui « chasliseront » à outrance jusqu’à ce qu’enfin, en bout de page, apparaisse la relation merveilleuse qui démontrera cet alignement. Ceux-là, sûr, ce sont des garçons : car il est « prouvé » que « alors que les garçons sont stimulés par les difficultés, les filles semblent tout faire pour les éviter »(2).

Et que faire pour éviter cet évitement ? « Si les adultes communiquent les mêmes informations aux filles qu’aux garçons, ils pourraient contribuer à réduire les écarts de genre observés.» Voici qui est précieux. Le même merveilleux monde des vecteurs pour tout le monde, le même émerveillement devant leur aptitude à se glisser partout, la même relation de Chasles pour tout le monde… 

Il n’y a pas longtemps, on expliquait, et c’était nouveau, que le bébé était une personne. On pourrait dire aujourd’hui, simplement, qu’en mathématiques un.e élève est une personne… Et s’amuser de ce que ce nom, qui représente tout le monde, est féminin. 

 

 


RÉFÉRENCES

(1) Paul Valéry. Le cas Servien, Gallimard, 1942.
(2) Elyès Jouini. Filles et mathématiques, Opinions et Débats 18.